La Louve


 

Arlequin mit son masque noir et prit les pièces blanches. En face, Pierrot prit les noires, et mit son masque blanc. La partie commence et sera impitoyable.

Arlequin avance son premier pion, et l’échiquier s’anime.

Pierrot est enfant. Seul, il vit dans un monde en noir et blanc. Il plonge dans le livre, lettres noires sur papier blanc, et soudain surgissent les couleurs. La mer bleue sur laquelle navigue Ulysse pour rentrer chez lui, l’azur des yeux désirés qui l’attendent. La rose du Petit Prince, l’essentiel invisible, les deux trous rouges emportant le Dormeur du Val. Les vertes forêts du Pays Imaginaire, la merveilleuse Cité d'Émeraude, où tout devient possible. L’or qu’espèrent tous les chercheurs de trésor.

A son tour, Pierrot déplace une pièce, et l’échiquier frissonne.

Arlequin est enfant. Seul, il a froid. Alors, patiemment, il assemble des carreaux de couleurs pour s’en faire un manteau : bleu, azur, rose, rouge, vert, émeraude, or. Les passants se moquent de lui et de son aspect ridicule, mais Arlequin garde son cœur pur au milieu des ténèbres qu’il illumine.

Quelle sera l’issue du duel éternel entre ces deux frères ? 

Au commencement, Arlequin arpente les rues de la ville, une chanson sur les lèvres. Son costume bariolé fait sensation. A son passage, on chuchote, on ricane, on s’insurge. Arlequin poursuit son chemin, indifférent. Alors qu’il a le nez en l’air, à la recherche des formes dessinées des nuages, il trébuche sur un obstacle et s’étale de tout son long dans la poussière. Son bel habit disparaît dans le brouillard gris soulevé par sa chute. Arlequin éternue, relève la tête, et voit surgir derrière lui deux yeux apeurés, billes noires perçant un visage blanc. 

Je suis vraiment confus Monsieur, je vous prie de recevoir mes plus plates excuses… balbutie le drôle de bonhomme en se relevant du porche où il était assis quelques instants plus tôt, ses jambes étendues en travers de la chaussée.

Arlequin l’interrompt.

Je préfère recevoir un coup de main ! Comme vous le voyez, je suis à plat !

L’autre lui tend une main si tremblante qu’il doit s’y reprendre à deux fois pour relever l’infortuné promeneur. Il l’aide à épousseter son costume, qui retrouve aussitôt son éclat. Le sien est immaculé. Alors, pour la première fois, l’homme en couleurs et l’homme en noir et blanc se font face. Les voilà tous deux sur une crête. 

Qu’est-ce qui vous prend de faire une sieste sur le trottoir !

Mille pardons Monsieur, je crois bien que je me suis assoupi en lisant.

Que lisiez-vous ?

Il s’agit de l’histoire de deux frères. Alors qu’ils n’étaient que des nouveaux-nés, ils furent abandonnés dans un panier sur les eaux d’une rivière, car ils représentaient une menace pour le Pouvoir. Or les deux enfants, sous la protection des dieux, furent recueillis par une louve, et tétèrent son lait à la mamelle. Devenus adultes, ils décidèrent de construire une ville, la plus belle et la plus grande qu’on ait jamais vue de mémoire d’homme. Le premier traça une ligne sombre sur le sol. Cette limite, déclara-t-il, nul ne la franchira sans mon accord. Mais le second sauta par-dessus la cicatrice qui meurtrissait la terre. Aussitôt, son jumeau se jeta sur lui et le tua, car il avait enfreint son ordre et violé son bien. Finalement, le fratricide créa cette ville terrible et magnifique, qui régna sur tout le monde connu pendant des siècles. Son nom était…

Votre histoire est bien noire.

Non, c’est la vie qui l’est.

Je ne suis pas d’accord avec vous, la vie est couleurs. Allons vérifier, allons voir cette ville !

Le lecteur reste sans voix. C’est la première fois qu’on l’invite à voyager ailleurs que dans un livre.

C’est d’accord, allons-y ! rit le promeneur. Je suis Arlequin. Mais quel est votre nom ?

Pierrot, dit simplement Pierrot dans un sourire timide.

Ils traversent ensemble les plaines, les collines, les montagnes, comme des oiseaux portés par un vent nouveau. Depuis les sommets, ils contemplent les forêts immenses qui s’étendent en contrebas, et plus loin la mer embrassant l’horizon sur une ligne que seul le soleil perce de ses fiers rayons. Ils embarquent sur les eaux impétueuses, et après de longues journées de navigation, voient enfin surgir l’embouchure du fleuve, promesse ouverte. Leurs yeux sont remplis de couleurs et de lumière. Le long des rives, la ville leur apparaît peu à peu.

Elle est hideuse, araignée tentaculaire qui étend ses membres noirs à perte de vue, dragon furieux dont les naseaux laissent échapper des vapeurs grisâtres et nauséabondes, basse-cour pleine d’animaux hurlants et gémissants, sans que l’on puisse distinguer si leurs voix enchevêtrées expriment tristesse, colère, ou joie aveugle. 

Arlequin et Pierrot s’arrêtent et échangent un regard. Une éternité silencieuse, car aucun mot ne peut exprimer l’indicible d’une quête qui s’achève avant son terme. Enfin, l’un deux, on ne sait plus lequel, ose prononcer l’évidence. 

Nous avons fait fausse route.

Oui, la ville de Romulus n’était qu’un mythe.

Pssst.

Que dis-tu ?

Je n’ai rien dit.

Par ici !

La voix de femme glisse de derrière un figuier, dressé non loin de là. Les deux amis approchent. Une forme noire se tient sous les branches basses.

Vous cherchez Romulus ? murmure-t-elle dans un souffle. Suivez la Louve !

Ils veulent l’interroger, mais l’inconnue s’est déjà évanouie dans l’ombre indistincte des feuilles. Ont-ils rêvé ? 

La louve ?

Où trouver une louve ? Ils posent leurs fardeaux au pied du figuier, et se mettent à explorer les alentours. Tant que brille la lumière du jour, ils cherchent des traces, empreintes, terriers, ossements… Mais aucun indice ne se dévoile à eux. A la nuit tombée, ils regagnent le vieil arbre d’un pas lent. C’est alors qu’ils la voient se dessiner, à la lueur de la Lune :  une ancienne marque, laissée depuis bien longtemps dans la peau tendre du tronc millénaire. La louve est là depuis toujours, sa tête tournée vers l’Est.

Aussitôt, Arlequin et Pierrot reprennent leurs baluchons, saisissent leurs bâtons de marche, et poursuivent leur route vers le levant. 

Le lendemain matin, ils arrivent au pied d’une colline, et s’accordent un peu de repos. Loin de la ville, l’herbe est tendre et l’air doux. Mais alors qu’Arlequin s’assoupit, Pierrot le secoue.

La Louve !

Elle s’avance en effet vers eux, menaçante, gueule ouverte, ses yeux jaunes lançant des éclairs. C’est la gardienne du fratricide. C’est elle qui depuis des siècles veille sur sa malédiction.

Un seul d’entre vous, gronde-t-elle.

Arlequin regarde Pierrot. Pierrot regarde Arlequin. Ils ont parcouru tout ce chemin ensemble. Mais la Louve vient de mordre leurs chairs, et de ses crocs suinte le poison de l’Envie.

Alors la partie commence.

Tout le jour et toute la nuit, Arlequin et Pierrot s’affrontent. Les Cavaliers portent des coups terribles, les Tours vacillent et s’effondrent, les Fous éclatent de rire et s’élancent au cœur de la bataille. Les Rois sont jetés à bas de leurs trônes. Enfin, seules restent les Reines, majestueuses et solitaires dans un désert en noir et blanc.

A bout de souffle, Arlequin et Pierrot s'apprêtent à lancer le dernier et le plus meurtrier des assauts, quand une présence les interrompt. Romulus est apparu, comme émergeant de la terre elle-même.

Où est ton frère ? 

Son œil les embrasse, et ils voient. Ils voient que c’est eux-mêmes qu’ils ont combattu, leurs souvenirs, leurs blessures, leurs espoirs, et que ce combat n’aura pas de fin. Ils voient ce qu’ils ont partagé tout au long de leur voyage, les chutes, les mains tendues, les émerveillements, les déceptions. Ils voient qu’ils sont frères. Ils voient leurs différences, Arlequin et ses couleurs, Pierrot en noir et blanc. Manque-t-il des nuances à l’arc-en-ciel ? Seul l'œil peut décider. 

Ainsi va la vie, elle vous prend et vous emporte, vous unifie et vous confronte, vous émeut et vous désespère, dans le même mouvement éternel. Ainsi va la vie et ses couleurs.


















NB : Librement inspiré du mythe de Romulus et Remus et de la fondation de Rome.




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