La robe et le Chevalier




            Violets. Pourquoi les catalogues de jouets n’étaient-ils pas violets ? Gabrielle balança les pages bleues et roses à l’autre bout de sa chambre. Elle détestait cette période précédant Noël où ses parents, ravis de lui faire plaisir, lui demandaient de choisir un cadeau. Bien que jamais personne ne lui ait interdit de consulter l’autre moitié du magazine publicitaire, elle sentait instinctivement que, si elle découpait le costume de chevalier qui la faisait tant rêver, le Père Noël grimacerait en recevant sa liste. 

Elle décida de remettre cette fâcheuse question à plus tard, et replongea dans la lecture de son roman. Lancée dans l’aventure, elle entendit à peine que l’on frappait à la porte.

Gabrielle ? 

Mmmh…

Tu n’oublieras pas de mettre ta robe pour ce soir ? 

Ça, elle ne risquait pas de l’oublier, ça faisait des jours que sa mère lui parlait de ce repas de famille. 

Oui… maugréa-t-elle.

Tandis que les talons maternels s’éloignaient le long du couloir, elle ferma les yeux. Si seulement elle pouvait disparaître entre les pages de son livre… 


Comme tu es mignonne ! s’extasia sa grand-mère quelques heures plus tard.

Elle ne voulait pas être mignonne. La robe la gênait, emprisonnant ses jambes l’une contre l’autre, limitant ses mouvements. Mais il fallait sourire, et faire plaisir à toutes ces personnes qu’elle aimait. 

La soirée se déroula selon le rituel immuable et familier, dans lequel chacun savait parfaitement quel rôle il avait à jouer. Au bout d’un temps qui lui parut une éternité vint enfin le moment béni où les adultes parlent entre eux de choses importantes, et où les enfants sont autorisés à quitter la table, pour vaquer à des occupations bien plus intéressantes. 

Escortée par toute la bande des cousins, elle se précipita dans la salle de jeux, leur Royaume. Le lit superposé remisé dans un coin, barricadé à l’aide de coussins, se transforma en tour de garde. Les vieux draps tendus entre chaises et fauteuils branlants devinrent des tentes refuges, dressées dans des contrées lointaines et dangereuses. Enfin, le coffre à déguisements fut dévalisé. Avec empressement, elle arracha la robe, et entreprit d’assembler ce qu’elle trouvait pour se changer. Un pull sombre pour la cotte de maille, un ancien T-Shirt de son père pour le surcot, une paréo rouge pour la cape. Parachevant son personnage, elle glissa un bâton dans l’écharpe qui lui servait de ceinture, et eut une épée. Elle était Chevalier.  

Alors, un bien-être indéfinissable s’empara d’elle, et elle sentit son cœur se gonfler d’héroïsme. Le courage, la fidélité, la passion coulaient dans ses veines. A ses côtés, ses illustres compagnes, de chair et de papier, apparurent.

Jeanne d’Arc revêtit l’armure et mena les hommes dans la bataille. Anne Bonny, la femme pirate, navigua de par le monde. Lady Oscar, sixième fille d’une famille de soldats, fut élevée par son père pour être son fils et héritier, et jamais ne renia ses idéaux de justice. Tant d’autres femmes, bien avant elle, avaient ouvert la voie. Elle n’avait pas le droit de les décevoir.

Quand, bien plus tard, la cloche signala l’heure du dessert, le doute tenta un nouvel assaut. Remettre la robe ? Rester Chevalier ?

De toute façon, l’uniforme imposé avait disparu. 

La joyeuse troupe de gamins déboula dans la salle à manger.

Gabrielle, où est ta robe ? releva immédiatement sa mère.

Elle a été volée par les lutins du Père Noël, répondit-elle, mais ne t’inquiète pas Maman, je défends la maison ! 

Et elle brandit son épée. 

Commentaires

Articles les plus consultés