Il était une fois

 



J’ouvre la boîte. Pièces éparses. A l’endroit, à l’envers, et de toutes les couleurs. 

Comme ma grand-mère me l’a appris, je commence par trier. Je sépare les pièces qui ont un bord droit des autres, creuses et bosselées. Il parait qu’il faut d’abord tracer le cadre. Mais pour une fois, je décide de faire autrement. J’assemble au gré des formes et des nuances, je déjoue les pièges des lignes, je mets l’envers à l’endroit, et l’endroit à l’envers. 

Petit à petit, je vois apparaître la porte d’une armoire magique. 

Je l’ouvre. 

A l’intérieur, une à une, je continue de relier les pièces. 

Les plus poussiéreuses sont celles de l’enfance. Les livres, depuis longtemps refermés, quelle qu’en soit la fin. Les soldats miniatures veillent sur les secrets qu’ils gardent. Le bateau pirate est prisonnier d'une boule à neige. Sur le papier glacé des photos, des visages qui n’ont pas vieilli observent le décor. Je suis leurs regards, un peu plus loin au fond de l’armoire, derrière les robes presque neuves sous leur housse de plastique. J’écarte les tissus et les rideaux du temps. Il y a encore des trésors cachés au-delà. 

Dans un petit bocal de verre au couvercle de liège, des cailloux. C’est l’histoire du Petit Poucet qui remonte la piste, et il ne sait plus ce qui l’attend au départ. J’ouvre, et prend le premier qui vient. C’est un galet lisse et ovale, en nuances de gris. Sans doute vient-il d’une de ces plages du Nord, longtemps caressé par les doigts de l’écume, avant d’atterrir entre les miens. Il est au creux de ma paume. Je le regarde. Je tends l’oreille. 

Alors, il me raconte une histoire. 


Il était une fois, sur une plage du Nord, une enfant qui jouait à jeter des galets dans la mer. Le plus loin possible. C’est comme ça qu’elle avait vu faire les garçons du village, tandis qu’elle les regardait, cachée dans les dunes, et que le sable lui picotait la peau. Ce matin-là, elle avait lancé pendant des heures, unique spectatrice du vol des pierres et de leur fin de course qui faisait jaillir l’écume. Elle avait le bras en feu, mais cela lui importait peu. Elle avait trop d’étincelles en elle pour s’arrêter. Alors, elle ramassa un autre galet, lisse et ovale en nuances de gris. Elle le regarda un instant. Il ressemblait à tous les autres. Refermant son poing, elle pivota, jetant son épaule en arrière.
Mais, comme elle s’apprêtait à réaliser un ultime jet, elle se figea soudain.
Là-bas, sur la ligne bleue, elle n’en était pas sûre, mais il lui semblait bien. Elle avait aperçu quelque chose. Un bref éclat de lumière. Elle plissa les yeux, et vit doucement se dessiner la forme d’un bateau. Un voilier blanc, qui grandissait en s’approchant du rivage. Elle savait que c’était un bateau, mais elle n’en avait jamais vu. Cette côte était déserte, le monde ne l’atteignait pas. On disait qu’il y avait quelque chose par delà l’horizon, mais personne n’était jamais allé voir. A part le vieux fou, qui avait disparu depuis. C’est lui qui racontait des histoires dans lesquelles des maisons de bois flottaient sur l’eau. Les yeux toujours bien ouverts, elle se demanda si elle était en train de rêver. Les rêves sont parfois si réalistes qu’on les confond avec la réalité. Ce n’est qu’au réveil que l’on comprend que tout ce qu’on a vécu dans le sommeil n’a duré qu’un instant, tandis que les belles comme les mauvaises choses s’évaporent. 

Mais le bateau continuait à avancer, et elle ne se réveillait pas. Bientôt, il fut suffisamment proche pour qu’elle distingue une silhouette sur le pont. La voile fut affalée, et le mât se retrouva nu, comme un arbre étrange planté sur l’eau. Quelques instants plus tard, la coque s’immobilisa. 

L’enfant n’avait pas bougé. Elle sentait toujours le galet dans le creux de sa main. Alors, la silhouette humaine parla.

- Bonjour ! La voix était suffisamment forte pour traverser l’eau, et assez légère pour ne pas sombrer. 

Sans y réfléchir, elle laissa un salut traverser ses lèvres en retour.

- Bonjour. 

- Où sommes-nous ? Demanda la silhouette.

- Je ne sais pas, répondit l’enfant, c’est juste l’endroit où j’habite…

- Intéressant… Et qui es-tu ? 

- Jeanne. 

- Très bien, cette terre sera donc Terre de Jeanne. 

Soudain, la silhouette plongea et disparut dans les flots sombres. 

Sur le rivage, l’enfant demeura interdite, le souffle coupé. Il ne restait plus que le bateau qui dansait sur l’eau mouvante. Et puis, un oiseau chanta. La surface se creva déchira ?, libérant un corps ruisselant. 

C’était sans doute une femme, aux longs cheveux tressés, mais elle portait des vêtements d’homme. Tunique serrée par une ceinture autour de la taille, chausses et guêtres le long des jambes. Le tissu trempé lui collait à la peau. Alors qu’elle sortait de la mer et s’avançait vers elle, l’enfant fut frappée par son visage, dont les traits mêlaient douceur et détermination. Puis, l’inconnue fut devant elle, et Jeanne se sentit frissonner sous son regard gris-vert. 

- Tu sais pourquoi je suis là, n’est-ce pas ? 

- Non…

- Alors tu le découvriras. 

L’étrange étrangère lui tendit la main. Et l’enfant sut qu’elle allait la saisir. Elle sut aussi qu’à partir de ce moment, plus rien ne serait jamais comme avant. Elle allait quitter le village sans se retourner, sans un adieu. Elle laisserait là son enfance. La chaleur du foyer dans les longues nuits d’hiver, les repas partagés autour de la table familiale, les courses sans fin dans le sable. Elle allait entrer dans les visions du vieux fou, et se perdre à son tour.

Alors, elle glissa le galet dans sa poche, et ouvrit à son tour sa main. Sa paume rencontra celle de l’inconnue.

Aussitôt, des images se mirent à défiler sous ses yeux. Des bateaux sur la mer, un château au sommet d’une montagne, un feu de camp sous un grand arbre. Et des visages. Des visages d’alliés. Des visages d’adversaires. Son propre visage.

- Mon nom est Alphée.

A sa suite, Jeanne entra dans l’eau. Elle était froide et lourde contre son corps. Mais ses doigts reliés à ceux d’Alphée apprivoisaient sa peur. Ses pieds disparurent, puis ses genoux, ses cuisses. Elle s’arrêta, respira. Et à leur tour, son sexe, son ventre, sa poitrine furent recouverts par les flots sombres. Le sol se déroba. Elle n’avait jamais nagé, se débattit. Le sel entra dans sa bouche et dans ses yeux. Tout ce qui avait été solide avait disparu, il n’y avait plus aucun élément contre lequel prendre appui. Seulement une main qui, comme une promesse, l’empêchait de sombrer. 

Et puis une paroi de bois. Les lattes d’une échelle. S’arracher aux bras liquides qui voudraient vous garder. Elle s’effondra sur le pont, les yeux noyés au ciel. 

- Bienvenue à bord ! déclara la capitaine en étendant les bras sous la grand voile. 

- Où va-t-on ? demande la jeune fille en se relevant. 

- Là où nous mènera le vent. Mais d’abord, il faut te changer. 

Alphée se dirigea vers l’arrière, et se faufila à travers l’ouverture de la cabine. Jeanne la suivit dans le ventre du bateau. 

L’espace était plus grand que ce à quoi elle s’attendait. Il contenait tout le mobilier que l’on pouvait trouver dans une maison : banc, table, couchette, et de nombreux recoins remplis d’objets des plus banals aux plus étranges. La capitaine se pencha sous le lit, et en sortit un petit tas de vêtements qu’elle lui tendit. 

- Tiens, ceux-là devraient t’aller.

- Mais… hésita Jeanne immobile, ce sont des habits d’homme. 

- Vraiment ? Tu pourras toujours remettre les tiens quand ils seront secs. Si tu veux.

Alphée sourit.

- Je te laisse l’intérieur, j’irai dehors.

Elle remonta sur le pont, ses propres effets sous le bras. La petite pile de tissus était posée sur la couchette, et Jeanne la contempla. En tout cas, elle ne pouvait pas rester trempée, à s’égoutter sur le parquet. Elle commença à se déshabiller. Sa robe tomba sur ses chevilles, et elle se trouva nue, comme au jour de sa naissance. Alors, lentement, elle passa chemise, tunique, pourpoint, et chausses. Pour finir, elle serra autour de sa taille une ceinture de cuir, à laquelle était suspendue une fine dague à la garde en croix. 

Levant les yeux, elle tomba nez-à-nez avec son reflet : une forme incertaine lui faisait face. Elle  esquissa quelques mouvements, étira sa nouvelle peau. 

Il lui restait encore quelque chose à accomplir.

Jeanne s’empara de la paire de ciseaux suspendue à côté de la table. Lançant un regard de défi à sa propre silhouette, elle saisit une grande poignée de ses cheveux, et fit claquer les lames. Elle continua ainsi, mèche après mèche, jusqu’à ce que sa chevelure jonche le sol, et que ses épaules s’en trouvent libérées. 

Elle s’approcha du miroir. Enfin, elle se reconnaissait. 

Elle vit la force qui depuis toujours sommeillait en elle, silencieuse et opiniâtre. Elle venait d’émerger à la surface de son être, et brillait maintenant dans ses yeux, comme une flamme indomptable. 

Soudain, un mouvement la fit trébucher. Le bateau tangua, et elle entendit l’eau frapper contre la coque. Un souffle d’air l’appela à l’extérieur. 

Les voiles étaient déployées. La capitaine, drapée dans un ample manteau rouge, tenait la barre. Le bateau filait à la surface, et déjà la terre avait presque disparu. L’écume jaillissait à son passage. 

Il n’y eut pas de tempête ce jour-là. Juste l’immensité du ciel et de la mer, et le chant du vent. La nuit tomba, les étoiles se mirent à scintiller, courtisanes de la Lune. 

Les deux femmes étaient assises à la poupe, éclairées par les reflets de lumière dans l’eau. 

- Voici l’heure des contes et des légendes, dit Alphée. Veux-tu me raconter une histoire ? 

Jeanne hésita un instant, ne sachant que répondre à cette énigmatique question. Son regard erra sur l’horizon, et elle inspira l’air du soir. Et puis les mots émergèrent, comme sortis de ses entrailles où ils s’étaient terrés depuis bien trop longtemps. 

- Il y avait une petite fille, murmura-t-elle, dans un village perdu, sur une terre déserte. Elle vivait parmi les siens, dans l’amour simple des gens simples. Alors d’où venait ce sentiment étrange qui naissait en elle, grandissant jour après jour. Ce sentiment d’être différente. Fallait-il écouter cette voix ? Et puis que voulait dire « être différente » ? Chaque être humain n’est-il pas unique ? Au village, il y avait le berger, qui aimait dormir au milieu de ses bêtes. Le menuisier, qui fendait le bois, puis le caressait du plat de la main. La fileuse qui chantonnait au rythme de son rouet. Chacun d’eux avait son habileté, son talent. Mais il n’y avait pas de lumière dans leurs yeux. Ou plutôt, elle ne percevait que le fantôme d’une lumière, comme une étoile morte qui ne brille encore qu’à travers le temps et l’espace. Son feu à elle était ardent. Trop ardent. On se mit à la dévisager. A murmurer derrière son dos. Puis les murmures devinrent plus distincts, et éclatèrent en rires. Et chacun d’eux faisait grandir en elle la rage. Elle eut peur. Peur que son feu la ronge de l’intérieur. Alors elle s’enfuit. Elle disparut dans la forêt, et erra longtemps seule. Jusqu’au jour où elle vit apparaître un bateau. 

- Il y avait un très vieux chêne, reprit Alphée, dans une forêt ancestrale. Les anciens disaient qu’il était si grand que ses branches atteignaient le ciel. Mais une nuit, il y eu une tempête. Certains prétendirent qu’elle avait été envoyée par les dieux, jaloux de leur création. Elle déchaina toute sa force sur cette terre orgueilleuse. La foudre frappa l’arbre, qui s’effondra dans un grondement infernal. Au petit matin, les hommes de la forêt le trouvèrent couché au sol, superbe, comme un géant endormi. Son feuillage était tombé en direction de la rivière. Alors, obéissant à son dernier souhait, ils le transformèrent en bateau. Jours et nuits, ils coupèrent, taillèrent, façonnèrent le bois du vieux chêne. Puis l’heure vint de le mettre à l’eau. A peine avait-il glissé de la rampe et atteint la surface que sa voile se déploya, gonflée par le même vent qui l’avait mis à bas. Il fila sur les flots, doté d’une volonté propre. Il gagna la mer. 

- Quel est le nom de ce bateau ?

- Beth Rouah.


L’aube se leva. Il n’y avait aucune terre à l’horizon. Rien que le bleu du ciel, et le bleu de la mer. Jeanne contemplait l’immensité, laissant le vent ébouriffer ses cheveux courts. Sa main caressait le galet gris au fond de sa poche. La voix de feu en elle lui soufflait des mots qu’elle ne comprenait pas. C’est alors qu’elle entendit un léger tapotement contre la coque. Se penchant par-dessus bord, elle aperçut une bouteille de verre qui flottait à la surface, se balançant dans le sillage du bateau. 

Elle s’empara d’un filet rangé sur le pont et, le lâchant dans l’eau, parvint à attraper et remonter le petit vaisseau transparent. 

Il était scellé, mais contenait quelque chose. 

Alphée approcha. 

- On t’a envoyé un message, dit-elle.

- Mais qui ? 

- La mer ? Le vent ? Est-ce que c’est important ? 

- Je n’arrive pas à l’ouvrir. 

La capitaine effleura la bouteille entre les mains de Jeanne. 

- C’est du verre de corail, tu ne pourras pas le briser. 

Jeanne scruta à l’intérieur. 

- ça ressemble à un parchemin. 

- Alors il voudra être lu, tôt ou tard. 


Le reste de la journée fut consacré à l’apprentissage de la navigation. Alphée enseigna à la jeune fille comment border la voile, différencier le foc du génois, tenir un cap… Quand vint le soir, ses yeux étaient éblouis, et les mots dansaient dans sa tête, comme des vagues. Ses bras étaient douloureux à force de tirer sur les bouts pour virer de bord ou se rapprocher du vent. La fatigue la saisit, et elle abandonna son corps contre le bastingage. 

Alphée la rejoignit, un bol de baba ganoush dans une main, une corbeille de pain azyme dans l’autre. Assises côte à côte, elles partagèrent le repas. 

- Voici l’heure des contes, commença la capitaine, quand les plats eurent été vidés. Mais… je crois que nous allons accueillir une autre voix. 

Elle se leva, et adressa de grands gestes au lointain. Jeanne plissa les yeux. D’abord, elle ne vit rien. Et puis elle finit par distinguer un minuscule point sur la ligne d’horizon. Le temps qu’il rejoigne le bateau, les dernières lueurs du soleil avaient disparu. Dans l’obscurité, elle vit apparaître une longue coque effilée, qui s’amarra contre la leur. Une forme souple sauta sur le pont. 

Son crâne était rasé sur les deux côtés, tandis qu’une longue chevelure sombre coulait dans son cou. Ses yeux étaient noirs dans la nuit, et il portait un poignard à la ceinture. Esquissant un sourire, il révéla ses dents de loup. 

- Bonjour Alphée. 

- Bonjour Nayati. 

- Je vois que tu as un nouveau membre d’équipage ? 

- Je te présente Jeanne. 

Il lui adressa un salut, la tête inclinée, les bras croisés sur sa poitrine nue. 

- Quelles nouvelles apportes-tu ? 

- C’est la guerre à l’Est, le ciel est en feu. Les hommes s’entretuent comme des chiens enragés, et laissent la terre couverte de cadavres. Plus rien ne poussera là-bas avant des siècles. Même le fleuve est devenu rouge. N’allez pas dans cette direction. 

- C’est pourtant par là que les vents nous poussent. 

- Tu sais comme moi ce que sont les ténèbres… Il y avait un homme, et une femme, et ils s’aimaient. Des enfants vinrent au monde. Ils étaient plein de vie. Les jours s’écoulaient, paisibles, au rythme des saisons. Ils montaient le campement, tantôt à l’orée d’un bois, tantôt dans la boucle d’une rivière, tantôt au pied d’une montagne imposante. Les soirs, en cercle autour du feu, ils racontaient les histoires de leurs ancêtres… Mais un jour, des inconnus en armes surgirent. Ils dévastèrent tout sur leur passage, brûlèrent les tipis, abattirent les totems sacrés, massacrèrent tout être vivant. Ils prirent possession de la terre. L’homme seul survécut, pour son malheur. Pendant des années, il pourchassa les assassins, sa lame s’abreuvant de leur sang. Mais une fois sa vengeance accomplie, nul apaisement ne gagna son cœur. Il erre depuis de part le monde, attendant de retrouver les siens. 

Jeanne sentit la douleur de l’indien, comme un coup de poing dans la poitrine, comme des doigts enserrant son cœur. 

- N’y allez pas, répéta-t-il. 

- Jeanne a reçu un message ce matin, répondit Alphée. Peut-être pourrait-il nous enseigner quelque chose à ce sujet. 

La jeune fille descendit à la cabine pour aller chercher la bouteille soigneusement rangée, et la tendit au nouveau venu. 

- Que vois-tu Nayati ? 

- Verre de corail et sceau inviolable. Mais tu as raison, cela provient de l’Est. 

- Peux-tu l’ouvrir ? 

- Non, Jeanne seule le peut. Quand le moment sera venu. 

- Et ce temps est celui du sommeil, conclut la capitaine. Allons dormir. Demain arrivera bientôt. 


Au matin, une terre se dessina à l’Orient. Des nuages sombres noircissaient son ciel, comme une nuit en plein jour, déchirée d’éclairs. 

- Le vent est tombé, remarqua Alphée. 

- Le courant nous porte vers le Nord. 

- Bien, c’est là que nous accosterons pour nous ravitailler. 

Ils longèrent la rive pendant des heures. Petit à petit, les nuées se dissipèrent, dévoilant des plages : ligne d’or sous la ligne de crête des montagnes au-delà. Le soleil inondait de lumière leurs contreforts escarpés. L’odeur de l’air marin se mêla à celle des parfums entêtants provenant de la côte, et Jeanne sentit un agréable frisson lui parcourir l’échine. Finalement, ils arrivèrent en vue d’un port.


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