I have a dream


 Je vole. La nuit de velours m’accueille, les cieux sont parsemés d’étoiles. L’air pur m’emporte par-delà la mer azur, au-dessus des forêts d’émeraude, jusqu’aux plus hauts sommets, là où les neiges sont éternelles. Je ne ressens pas la morsure du froid, seule une brise légère caresse ma peau, comme l’aile d’un oiseau. Alors l’oiseau se métamorphose, et devant moi apparaît l’être aimée. Ô toi si longtemps perdue, disparue à travers le temps et l’espace, toi l’autre moitié de moi-même ! Je t’ai tant cherchée, tant attendue, dans les jours sans fin et les ténèbres sans espoir ! Je te vois, le soleil nous baigne de lumière, tandis que nos regards expriment tout ce que les mots ne peuvent dire, les toujours et les jamais. Au rythme des battements de nos cœurs jumeaux, nous nous approchons l’une de l’autre. Nos corps en feu se tendent. Tu es si belle, ô toi, fille de la Lune ! Ton souffle est sur mes lèvres… 


TEMPS ÉCOULÉ 


Merde ! Je fouille dans mes poches, mais rien à faire, je suis à sec, plus aucun jeton. Je retire le casque et me lève du simulateur, les jambes encore flageolantes. À chaque fois je me fais avoir, ils font vraiment du bon boulot.  Autour de moi, plusieurs clients occupent les fauteuils rouges, leurs visages traversés d’émotions oubliées. Je resserre ma cravate, récupère mes affaires et me dirige vers la sortie. Dans le hall, un agent en uniforme blanc dicte de derrière son comptoir : 

A bientôt au Musée du Rêve.

Oui, à bientôt pour mon prochain shoot fantasmagorique. 

Je pousse la porte. Dehors, le monde est gris. Je m’insère sur le tapis roulant qui conduit les travailleurs en costume bleu à leur poste. J’aperçois un soupçon de désapprobation dans les yeux de quelques concitoyens, mais aucun n’ose se détourner. Nous nous tenons droits, immobiles. C’est la règle et je la suis. De toute façon, il n’y a rien à voir. Le ciel est de métal. A intervalles égaux, les grandes tours noires se dressent. D’un côté les sections d’habitations. De l’autre les sections de productions. Cinq minutes de trajet à un rythme régulier. Ces infrastructures sont infaillibles. 

Je prends la sortie avec quelques autres. Un par un, nous nous présentons devant le scanner qui valide notre entrée dans le bâtiment J2. Électrocardiogramme stable, uniforme ajusté, regard fixe. Une voix numérique clame : 

– Autorisation accordée.

Je passe le portail et gagne mon box, le n° 394. Mon ordinateur s’allume quand je m’assois face à lui. Je me connecte au programme, qui affiche aussitôt les têtes de dizaines d’individus. Certains clignotent en orange. Il faudra leur envoyer un avertissement. D’autres en rouge, c’est ma priorité.

J’ouvre la première fenêtre, n° XY110490. Chef d’accusation : “Pratique illégale de rituels sectaires”. Son compte est bon, je clique sur ARRESTATION PRÉVENTIVE. 

Au suivant, n° CM011017 : “Détention illégale d’objets interdits (papier, crayon)”. Clic, GARDE À VUE. 

Suivant, n° ML028520 : “Manifestation de sentiments en dehors du cadre légal“. 

Je ne comprends pas bien ce que je viens de lire. Comment peut-on éprouver des “sentiments” sans un simulateur du Musée du Rêve ? Je glisse sans m’arrêter sur COMPARUTION IMMÉDIATE, puis fais rapidement demi-tour et clique. 


Le lendemain, vendredi, je passe l’uniforme noir spécial des Jours de Jugements. En arrivant au Tribunal, je me place sous mon Matricule, à droite de l’estrade qui domine la salle. Au centre, le juge, costume écarlate, lève son marteau.

– Je déclare la séance ouverte.

– Nous commençons avec le n° ML028520, annonce l’huissier.

Deux policiers, matraque à la ceinture, se présentent devant nous. Entre eux, une femme au crâne rasé, prisonnière de la camisole jaune réservée aux détenus dangereux. 

– Accusation ? m’interroge le Juge. 

“ Manifestation de sentiments en dehors du cadre légal ” énoncé-je. 

– Le crime est grave. Nous vous laissons le choix. Option n° 1 : Vous présentez des excuses publiques et participez ainsi à la prévention contre ces phénomènes nuisibles. Vous serez alors conduite à la Prison d’Etat pour y purger votre peine. Option n° 2 : Vous refusez l’option n° 1 et nous nous verrons contraints d’appliquer la sentence prévue par le Code en pareil cas. Que décidez-vous ?

La femme en jaune se redresse, regarde le Juge dans les yeux - ce qui est proscrit -  et murmure dans un souffle : 

“ Je rêve d’un jour où toutes les vallées s'élèveront, chaque colline et chaque montagne s'abaissera… ”

L’un des policiers plaque fermement une main gantée contre sa bouche pour interrompre ces paroles insensées. 

N° ML028520, vous êtes condamnée à la peine capitale. Votre exécution aura lieu dans trois jours. 


Trois jours plus tard, je retourne au Musée du Rêve, avec les derniers jetons que j’ai retrouvés dans mon Unité d’habitation. Le règlement impose normalement un délai de dix jours entre chaque shoot fantasmagorique. Je vais clignoter orange sur l’écran. Mais je suis bien placée pour savoir que l’Etat garde une certaine tolérance à ce sujet. Les concitoyens qui en abusent deviennent fous et sont écartés. Cela permet de faire le tri. Moi, je sais ce que je fais. J’ai simplement besoin de soigner la migraine qui m’empêche de mener à bien mes tâches depuis la comparution du n° ML028520.

Je m’installe dans le fauteuil rouge et pose le casque sur ma tête : il me couvre entièrement les yeux et les oreilles, je sens les électrodes se fixer sur mes tempes et à la base de mon cou. J’introduis les jetons dans la fente qui s’ouvre sous ma main droite. Le programme s’active. 


Me voici au sommet de la montagne. Elle s’avance vers moi, libérée du vêtement d’infamie dont la justice ignoble l’avait accoutrée. Sous son pas léger, la neige demeure inviolée. Les boucles de ses cheveux dansent sans entraves autour de son visage rayonnant. Les étoiles se penchent du haut du ciel pour le seul bonheur de se refléter dans ses yeux. Je tremble, je te contemple, je t’aime.

“ Je rêve d’un jour où la pureté des cœurs redressera les torts. “ sourit-elle, d’une voix aussi douce que la nuit qui nous enveloppe.

Soudain, tout mon être implose, et je sais que j’ai déjà franchi le point de non-retour. Je resterai ici pour toujours, prisonnière d’un rêve de Paix et d’Amour, d’une utopie où les Hommes seraient libres, égaux, et frères. J’ai fait un rêve moi aussi, je deviens ce rêve. Nul ne pourra plus m’atteindre désormais. Je suis inaccessible.





 

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