Il suffit de demander


FRNTNTVLLS


J’interromps ma lecture. Je ne connais pas ce terme. Je le relis, mais les lettres n’ont pas bougé. Comme à chaque fois que je me trouve confrontée à ce genre de situation, je saisis mon téléphone et lance une requête Google, les caractères emprisonnés entre guillemets. Le moteur de recherche me répond immédiatement : 


“ Aucun document ne correspond aux termes de recherche spécifiés ("FRNTNTVLLS").

Suggestions :

  • Vérifiez l’orthographe des termes de recherche.
  • Essayez d'autres mots.
  • Utilisez des mots clés plus généraux. “

Le dieu Google mis en échec ! C’est suffisamment rare pour être souligné, lui qui connaît tout même - surtout - ce qui n’existe pas. Un peu dépitée, je feuillette le livre. Pas de note de bas de page, ni glossaire, ni lexique. Rien. Une langue étrangère peut-être ?

Il ne me reste plus qu’un seul recours, je n’ai pas le choix… Demain, j’irai à la bibliothèque.


Me voici entre les rayonnages qui me dominent de toute leur hauteur. Autrefois, la bibliothèque était pour moi un refuge, un palais, un terrain de jeu. C’est même ce qui m’avait poussée à suivre des études de lettres. Mais le terrain de jeu s’était transformé en terrain d’exercice, le palais en prison, et le refuge en piège. Les professeurs se mirent à disséquer les livres au scalpel, puis abandonnèrent leurs cadavres écorchés, démembrés, vidés. Dire que ces illustres personnages avaient finalement réussi à me convaincre que je ne savais pas lire… Mais quelque chose en moi résistait, sans doute la même inspiration qui m’avait poussée ici ce matin. 

Par où commencer ? A mes premiers pas dans la lecture (Internet n’était alors qu’à ses balbutiements), on m’avait appris ce réflexe face à un mot inconnu : interroger le dictionnaire. Incertaine, je me dirige donc vers les étagères du fond, où reposent les imposants volumes. Larousse, Robert, Gaffiot, ils sont tous là. Lequel voudra m’aider ? J’ai toujours aimé cette silhouette qui souffle les akènes d’un pissenlit. Tant pis si mon critère de choix est un brin sentimental, ce sera la semeuse. Je fais glisser la bible et l’ouvre à la lettre F.


Fée 

nom féminin  

(latin Fata, Parque, de fatum, destin)  

1. Être imaginaire, de sexe féminin, doué d'un pouvoir surnaturel.


Me voilà bien avancée… A tout hasard, je lève les yeux à la recherche de la dite fée. Et je la vois ! Sauf que ce n’est pas un petit être ailé et charmant, mais un rat gris perché au sommet d’une encyclopédie. Que faire dans ce genre de situation ? Crier ? Écraser l’animal sous l’énorme Bailly Grec-Français ? Les bibliothécaires ont-ils une formation en dératisation ? 

Pendant que mon cerveau explose, la fée poilue me regarde avec curiosité.

Dis-moi le mot que tu cherches.

Le rat parle. Quand le mystère est trop impressionnant, on n'ose pas désobéir.” me souffle Saint-Exupéry. 

Euh… Bonjour… Oui. Enfin, je ne sais pas si c’est un mot, balbutié-je en sortant de ma poche le bout de papier sur lequel j’avais recopié les lettres. Voilà, c’est F.R.N.T.N.T.V.L.L.S.

Le rongeur hoche pensivement la tête au rythme de mon épellation. 

Mmmh…, marmonne-t-il, voici une énigme pour moi ! Oh je ne me suis pas présenté, je suis Byblos, le Rat de Bibliothèque.

Sur la lancée de sa dernière syllabe, il disparaît. Je reste immobile, les yeux dans le vague et le Larousse dans les mains, toujours ouvert à la lettre F. Il pèse son poids d’ailleurs, et je le remet machinalement à sa place. Au moment où j’aligne sa tranche avec celles de ses voisins, la boule grise ressurgit. 

Négatif, claque-t-elle comme on tape sur une machine à écrire. Je n’ai trouvé absolument aucune association des ces caractères ici.

Vous voulez dire, dans toute la bibliothèque ?

Evidemment, c’est mon boulot !

Ah… donc ce mot n’existe pas ?

Il existe, puisque tu l’as lu. Simplement, il n’est pas ici. J’aurais bien soupçonné le Mangeur de Voyelles, s’il n’avait pas disparu avec Pérec… Mais il nous reste encore une chance. La réserve !


Plusieurs heures plus tard, alors que le soleil quitte l’encadrement des fenêtres, je me retrouve tapi dans l’ombre d’un escalier, derrière un chariot à roulettes croulant sous un tas de vieux livres. Des pas résonnent dans le silence de la bibliothèque, une porte s’ouvre, se referme, et enfin, ténu, tinte le cliquetis d’une serrure.

– La voie est libre ! s'exclame Byblos.

– Vous êtes sûr qu’il n’y a pas de gardien ?

– Pas depuis qu’ils ont été remplacés par des alarmes.

Je me fige.

– J’en fais mon affaire.

Le rat s’éclipse, j’entends de légers bip quelque part entre les rayons polars et jeunesse, et il réapparaît dans un clin d'œil. 

–  Mission accomplie ! Suis-moi.

Avec prudence, je sors de ma cachette. Nous sommes bien seuls dans le temple endormi. Combien de fois ai-je rêvé, enfant, que mes parents m’oubliaient dans ce lieu magique, et que j’y passais une nuit entière à lire des romans de cape et d'épée, plein de magie et de princes ensorcelés ! Je devrais me féliciter de l’accomplissement tardif de mon souhait (merci ma bonne fée ! ), mais mon cerveau est parasité par des signaux anxieux : si je me faisais prendre ? Allons, un peu de courage, c’est le moment ou jamais de prouver ta vaillance, Chevalier ! Et avec un rat qui parle pour compagnon, rien ne peut m’arriver !

Il me guide le long des murs, murmures des livres autour de nous. Une porte, un escalier qui descend vers les profondeurs de la terre, un portail. Les chiffres du boîtier de sécurité diffusent un halo bleuté dans l’obscurité. Du bout de ses griffes expertes, Byblos tape le code.

J’actionne la poignée. Le métal est glacé sous mes doigts fébriles. Je suis sur le seuil. Au bord du vide. 

Je ferme les yeux, et fais un pas. 

Ni sirène, ni fantôme, ni cerbère. La réserve interdite s’offre à moi.

Je pourrais allumer la lumière, mais je trouve bien plus romanesque - allez savoir pourquoi - d’avancer à la lueur blanchâtre de mon téléphone portable. Comme à l’étage, les rayonnages s’alignent sagement, s’étirant jusqu’au confins de l’espace. Immobiles, les livres frémissent. Les voix d’encre lancent vers moi leurs cris muets. Cris de colère et de victoire, de douleur et d’amour, de surprise et de peur. Cris de la vie. Ceux que j’avais lus, ceux qui restaient à lire, ceux que je ne lirai jamais. Je leur adresse à tous un remerciement silencieux, au nom de l’enfant qu’ils ont écrite, au nom de celle que je deviens. 

Byblos interrompt ma rêverie avec douceur. 

–  Je n’ai pas trouvé les lettres que tu cherches. Mais ceci pourra peut-être t’aider. 

Il me désigne l’étagère qui abrite les ouvrages les plus anciens. Certes, on est encore loin des grimoires de Merlin (serait-ce une formule magique ? ), mais je me trouve quand même un peu intimidée face à eux. 

–  Troisième à gauche, tranche rouge, page 394.

La peau du livre est douce et tiède entre mes mains. Les pages craquent quand je les tourne, comme un feu de cheminée. 

“Si vous devez demander, jamais vous ne saurez. Si vous savez, il suffit de demander.”


Cela fait trois jours que je tourne et retourne ces mots dans ma tête. Rien à faire, je ne comprends pas. 

Je suis retournée voir Byblos à la bibliothèque, mais il se contente de me regarder d’un œil mutin. 

J’ai échafaudé de nouvelles théories. Et si la suite en F. comme je l’ai surnommée était le code secret d’un coffre-fort, ou encore le cri d’un animal fantastique ? Mais je reste sur ma faim.

Le livre d’où se sont échappées les lettres ne m’a pas fourni plus d'indices. Je le tiens en cet instant, il me résiste. 

Dans un soupir, je relâche mes membres crispés et souffle : 

–  Si vous devez demander, jamais vous ne saurez. Si vous savez, il suffit de demander.

Alors l’encre glisse dans mes veines. Si ma vie se construit sur les réponses des autres, jamais je ne découvrirai ma vérité propre.

Je fouille mon appartement et, après avoir retourné plusieurs tiroirs, trouve enfin ce que je cherche. Le carnet poussiéreux, dont la moitié des pages est couverte de mon écriture pâlie par le temps. L’autre est restée vierge, désert blanc. Mais le désert cache un trésor.

A la plume, j’écris : 

Frère Rêveur, Navigue Tes Nacelles Textuelles Vers Les Lointains Secrets.


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