Dans le viseur



Je suis un godet ouvreur de sacs poubelles, et aujourd’hui c’est le jour le plus déprimant de l’année.

Ça a soufflé toute la nuit. Les arbres sont dépouillés, leurs branches gisent au sol comme des moignons inutiles. Le caniveau charrie des feuilles de papier dont le prestige administratif se dilue dans le flot sale. L’eau de pluie coule, goutte, révèle les irrégularités du sol en y laissant des flaques, entre lesquelles slaloment à vive allure des formes encapuchonnées. Le ciel est lourd de nuages. Matin noir. 

Vous allez me dire, comment sais-tu tout ça ? Tu n’es qu’un godet ouvreur de sacs poubelles ! D’où te vient ce lyrisme ? Si vous saviez tout ce que les poubelles racontent…  Renversées par la tempête, elles laissent échapper leurs secrets : lettres d’amour mêlées aux restes de spaghettis. Une fois, j’ai rencontré une poupée cow-boy qui avait échoué là par erreur. J’espère qu’il a réussi à s’échapper, et à retrouver ses amis… Mais c’est une autre histoire. 

Ecoutez-les, ces témoins agonisants de vies humaines. Cette balle de tennis égarée dans les fourrés au cours d’une fameuse partie, un après-midi d’été. Ce livre aux pages jaunies et cornées, qui porte encore, derrière la couverture, un nom à peine lisible. Cette cuillère au manche rouge qu’une petite fille a tant de fois plongée dans un pot de Nutella, quand elle allait dormir chez ses grands-parents. Ils sont tous passés entre mes rotors, se sont envolés dans un dernier sursaut de vie, avant de s’écraser au sol, brisés. Mais dans mes entrailles, ils laissent une trace de leur histoire. Et les histoires sont faites pour être racontées. 



Aujourd’hui 16 janvier, c’est le jour le plus déprimant de l’année.

Cette vérité a été établie par d’éminents scientifiques d’après la formule : 

[W + (D - d)] x T(Q) / M x N

Mais d’autres disent que ce n’est qu’un coup marketing pour pousser les dépressifs à partir en vacances. 

Quoi qu’il en soit, la météo corrobore cette théorie : temps pourri. Michel grogne en ouvrant les yeux sur les rafales de vent qui ébouriffent les arbres. A tous les coups, des branches seront tombées sur la route, ça va bouchonner, et il va encore arriver en retard. Entre ça et dégivrer la voiture… D’ailleurs, il s’est tellement énervé sur son pare-brise la dernière fois qu’il en a cassé son grattoir en plastique. Et avec les prévisions qui annoncent moins un demain, il ferait bien d’en racheter un nouveau rapidement.

Après un café noir et un trajet sans encombre, Michel arrive au bureau, où il passe sa matinée à classer des feuilles par dossiers : rouge pour les contrats, bleu pour les factures…

A 12h15, il abandonne enfin le tic-tac obsessif de l’horloge, et monte dans sa voiture pour traverser le rond-point. Le parking du supermarché est bondé. Pourquoi les gens qui ne travaillent pas se sentent-ils toujours obligés de faire leur course pendant les pauses dej’…? 

A l’intérieur, les guirlandes de rayons s’alignent sous les lumières blafardes, leurs étagères surchargées de formes et couleurs les plus diverses. Maintenant que Noël est passé, le spectacle du consumérisme se suffit à lui-même, et nul besoin d’un vieux bonhomme rouge pour lui assurer le triomphe. Michel erre dans les allées en lignes droites, à la recherche d’un gratte-givre. Il existe cependant une malédiction propre aux supermarchés, qui provoque la disparition systématiques de ce qu’on est précisément venu y chercher. Après dix minutes de slalom entre les gondoles, il découvre enfin l’objet de sa quête, devant lequel il était déjà passé à trois reprises. Pour la première fois depuis le début de la journée, une petite étincelle s’allume au fond de ses yeux.

Mais au moment où il tend la main pour saisir la précieuse spatule aux dents de plastique, il entend derrière lieu un son inattendu. Un cliquetis. Il tourne vivement la tête et grimace de douleur : il s’est surement froissé un muscle. Tout en massant sa nuque endolorie, son regard balaye l’espace. Une vieille dame pousse son chariot vers le rayon surgelé. Nulle autre trace de vie à l’horizon, à part le tas de crabes agglutinés les uns sur les autres dans l’aquarium, côté poissonnerie. Il a pourtant distinctement entendu un bruit qui, il en est sur, ne figure pas dans la partition originelle de L’Encre de tes yeux. 

Soudain, il le voit. L’objectif le fixe derrière un amoncellement de Pink Lady. Il est dans le viseur. 


- Eh ! Vous là-bas ! S’exclame Michel. 


L’objectif disparait pour laisser place au visage d’une jeune femme. 


- Oui ? 

- Le droit à l’image, ça vous parle ? 

- Vous n’avez pas vu l’affiche à l’entrée ? 


Comme s’il allait s’amuser à lire toutes les petites annonces au nom d’un gratte-givre ! 


- On ne peut plus rien faire sans être espionné ! 

- Non, je ne suis pas espionne, je travaille sur un projet…

- Vous allez me demander combien de yaourts j’achète par mois ? 

- Pas du tout, il s’agit d’un projet artistique.


Artistique ? Ici ? Qui a-t-il de moins artistique que le supermarché d’une petite ville de province un lundi midi ? 


- Je comprends que ça vous étonne… ajoute la photographe. Le thème est « Voir l’extraordinaire dans l’ordinaire ». 

- Et qu’est-ce que vous voyez ? 

- Je ne suis pas encore sure…


Michel hausse les épaules, s’empare du gratte-givre, et tourne les talons vers les caisses.


Quelques jours plus tard, alors qu’il pousse son cadie en suivant le parcours habituel de ses courses hebdomadaires, son regard se détourne un instant. Sur un rayonnage, dans une boite rouge vif, de petits tubes de couleurs sont sagement alignés. A cette image se superpose celle d’une vieille palette couverte de peinture sèche, qui prend la poussière depuis des années dans un coin de son garage. CLIC.


- Vous êtes encore là !


La jeune femme à l’appareil photo esquisse un sourire. 


- Il faut du temps pour apprivoiser l’instant. 


De retour chez lui, Michel pose son sac cabas au milieu de la cuisine, et se met à ranger méthodiquement les produits à leur place attitrée. C’est entre la roquette et les petits pois qu’il découvre la boite de peinture. Comment est-elle arrivée là ? En tout cas, elle est là. Il fixe les tubes brillants. Bleu. Rouge. Vert. Jaune. Un a un, il les sort, dévisse les petits bouchons noirs, sent l’odeur qui s’échappe, invisible.


Il retourne au supermarché, achète une palette neuve, des toiles, des pinceaux. Il ne voit pas la jeune fille qui sourit derrière son objectif. Les couleurs se déversent de son coeur.


Voilà comment un gratte-givre brisé et une palette de peinture sèche se sont retrouvés, parmi tant d’autres objets qui avaient vécu, entre les rotors d’un godet ouvreur de sacs poubelles.



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